Parce qu’il dévoile le combat d’une femme pour sa dignité avec une intégrité artistique irréprochable, il est évidemment difficile de ne pas un peu voir le
dernier film des frères Dardenne comme une tardive suite de Rosetta, qui fit d’eux ce qu’ils sont il
y a déjà quinze ans. Porté par Marion Cotillard comme ce dernier l’était par Émilie
Dequenne, Deux jours, une nuit est
pourtant tout sauf une redite et témoigne d’un cinéma au contraire toujours en
mouvement, où maitrise formelle et vérité humaine vont bien de pair.
Oui Marion Cotillard bouffe des glaces le dimanche après-midi dans un parc avec son mec qui l'emmerde comme vous |
Comparer Deux jours, une nuit à Rosetta,
c’est d’abord comparer deux actrices en apparence à des années-lumière. Quoi
de commun en effet entre la alors toute jeune Émilie Dequenne, 18 ans à l’époque
et sans aucune expérience au CV, et Marion Cotillard, 38 ans et un CV national
et international maintenant long comme le bras ? Bien sûr en partie
anecdotique, il n’y a en effet rien à redire sur la performance de Marion
Cotillard ici, cette question permet pourtant de signaler d’autres évolutions
plus subtiles à l’œuvre dans le cinéma des frères Dardenne, pourtant en
apparence si réfractaire aux modes et à l’air du temps.
En dehors du fait qu’on ne filme
et scrute forcément pas Marion Cotillard comme on pouvait le faire avec une
jeune gamine inconnue de 18 ans, se confondant du même coup complètement avec
son personnage, l’arrivée de Marion Cotillard dans le cinéma des Dardenne
semble en effet aller de pair avec une certaine respectabilité, qui tranche un
peu avec cette forme de sauvagerie qui habitait la plupart de leurs précédents
films.
Esthétiquement d’abord, Deux jours, une nuit est un film plus
lumineux, et un peu plus policé que ce à quoi nous avaient habitué les Dardenne
par le passé. Moins sujette à la tremblote, leur caméra se fait ainsi un peu
moins chaotique, même si leur capacité à s’attarder sur les visages et les
corps reste bien sûr une de leurs indéfectibles qualités. Pas d’enfant sauvage
à filmer cette fois, d’où une réalisation au final un peu plus classique, les
Dardenne semblant garder avec Marion Cotillard une certaine distance qu’ils n’avaient
pas forcément en filmant Emilie Dequenne il y a quinze ans.
Une distance intéressante car plus
qu’une forme de respect envers leur prestigieuse actrice, celle-ci est
peut-être surtout le signe d’un univers social différent de leurs canons
habituel.
Forcé en effet de constater que les
Dardenne nous emmènent ici un peu moins loin dans l’anéantissement et la
désocialisation que ce qu’ils avaient pu faire par le passé. On n’est bien sûr
toujours loin du conte de fées et clairement dans une chronique de la misère
sociale, mais leur Sandra a tout de même quelques dernières attaches,
familiales et amicales, qui lui permettent de ne pas complètement sombrer dans
le néant existentiel. Loin d’être un défaut, ce renouvellement de leur univers permet
au contraire aux Dardenne d’explorer intelligemment la frontière entre société
et exclusion en choisissant cette fois de montrer l’autre côté du gouffre, là
où l’on n’est pas encore tombé mais où l’on aperçoit quand même le fond. Après
avoir longtemps filmé ceux qui n’ont rien, et quelque part rien à perdre non
plus, ils filment là ceux qui n’ont pas grand-chose de plus, mais doivent s’accrocher
comme des forcenés pour ne pas le perdre. Résonnant tristement avec l’actualité
du déclassement social du Nord industriel, ce choix montre avec éclats leur
capacité à s’adapter à leur matériau de base, à savoir une société elle-même en
constante évolution, signe d’une acuité artistique toujours aussi fine qu’à
leurs débuts.
Car au-delà de ces bienvenus
ajustements de fond et de forme, Deux
jours, une nuit garde en lui toute l’intelligence habituelle des frères
Dardenne, qui continue de s’exprimer plans après plans avec une simplicité
apparente désarmante. Simple seulement en apparence effectivement car derrière
ses aspects rugueux, quoique moins que d’habitude, le dernier né de la fratrie
porte en lui une maitrise cinématographique toujours bluffante. Parfaitement
séquencé et refusant toujours l’accessoire, ce Dardenne a comme de coutume la
même foi dans ses longs plans séquences, d’où finit toujours par émerger la vérité à force de
filmer les visages et les gestes. Dénué de bande son, autre habitude de la
maison, leur film a assez de force en lui-même pour ne pas s’imposer, laissant
le spectateur s’approprier complètement le drame en cours devant lui.
En-dehors de cette démonstration
technique, la réussite de Deux jours, une
nuit est aussi celle d’un scénario qui pourrait au premier abord apparaître
un poil répétitif et lassant, mais en réalité très malin et plein de
ressources. En filmant Marion Cotillard devant aller un par un à la rencontre de
ses collègues pouvant seuls la sauver du licenciement, les Dardenne s’offrent
en effet deux redoutables possibilités. D’une part, filmer la résignation, la
détresse et l’écœurement de leur héroïne face à un tâche la dépassant
complètement et agitant constamment devant elle le spectre de son impuissance.
D’autre part donner à voir une formidable étude de caractères par le biais de
cet épatant kaléidoscope de réactions, qui sait assez éviter l’angélisme pour
résonner juste.
Dans cette justesse, une grande
part du mérite revient comme d’habitude également aux Dardenne dont la
direction d’acteurs est en tout point remarquable, et qui ont décidément
toujours le don de tirer la part de vérité nécessaire de chaque acteur présent
au générique, qu’il soit présent 30 secondes ou 40 minutes à l’écran. Une part
de cette réussite revient aussi bien sûr, j’y viens enfin, à Marion Cotillard
qui a su se donner complètement, corps et âme, à l’œil des frères Dardenne.
Allant très loin dans la composition de son personnage, avec notamment un
travail sur la voix remarquable, elle sait très vite faire oublier sa propre
aura pour n’être plus que Sandra, dont la fébrilité est la véritable pulsation
du film.
Lumineuse dans un rôle pourtant d’emblée
peu gratifiant, c’est peut-être aussi elle qui inspire finalement aux frères
Dardenne des tons moins sombres, et un discours au final plus optimiste qui
semble suggérer que combattre c’est déjà en partie retrouver sa dignité.
Magie d’une rencontre entre deux
univers apparemment antinomiques, une reine des paparazzis et les chantres d’un
cinéma social intransigeant, Deux jours,
une nuit est en cela la preuve que le cinéma peut encore produire autant de
beauté qu’il veut quand il s’en donne les moyens.
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Pour vous faire un avis par
vous-même : la bande annonce
A suivre : Blackout total
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