« Faut-il arriver à l’heure au cinéma ? »
Comme vous le
savez sûrement, le temps où l’heure d’une séance et celle du début du film coïncidaient à peu près n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir.
Comptez quinze à vingt bonnes minutes dans la plupart des salles commerciales
vous accueillant généreusement, à moins de tomber sur l’un de ces cinémas de
quartier anachroniques n’ayant rien compris à l'évolution du monde moderne, et donc
voués à disparaître d’ici peu.
Mais que
renferme alors cet espace de temps ? Et devez-vous considérer que cette
expérience gracieusement offerte par votre cher cinéma fait partie intégrante
du produit que vous avez acheté ? Pour répondre à cela, disséquons une
pré-séance typique : vous y trouverez normalement …
Dix minutes de promotion commerciale populaire variée et ciblée (ou quinze minutes selon le
succès anticipé du film que vous avez choisi, pensez donc à intégrer
ce paramètre dans vos réflexions). Le Français
moyen n’ayant pas eu le temps de réfléchir au sens de sa vie pendant sa journée
de travail, nos grands complexes de cinéma contemporains ont décidé d’œuvrer pour
le bien de tous en lui apportant les réponses adéquates avant de se plonger
gaiement dans son film. Quoi de mieux en effet que de s’instruire en s’amusant ?
La pré-séance est ainsi un temps béni pendant lequel vous pourrez vous interroger sur la
pertinence de vos choix en matière de sodas, jeans, voitures ou gadgets technologiques
en tous genres, tout en vous promenant dans un univers enchanté ou vous
flotterez aussi léger qu’un nuage, un univers où l’on vous veut du bien et où
vous découvrirez enfin la marque de yaourts à la fraise qui correspond le plus
à votre identité profonde. Ce moment étant évidemment incontournable, pensez donc
à arriver un peu à l’avance pour ne pas rater les premières publicités, qui
comme les premières scènes d’un film donnent le ton au reste du programme.
Des extraits inédits présentant en exclusivité de futures perles télévisuelles (temps variable, toutes
les séances et tous les spectateurs n’ont pas toujours cette chance). Subtilité apparue depuis peu, les chaînes de télévision ont décidé de
rejoindre leurs amies les marques pour aider les Français à combler efficacement
leur emploi du temps. Essentiellement et intelligemment utilisée par la
télévision de service public pour promouvoir ses programmes en danger d’audience
réduite auprès de la partie de la population regardant le moins la télévision,
et a fortiori le service public, elle se donne généralement pour mission de
présenter deux types de contenus audiovisuels.
- Des programmes culturels avant-gardistes dont la publicisation au cinéma est susceptible de faire passer la
performance d’audience de 0,01% à 0,15%, l’impact de cet effort de communication
étant donc vital pour la survie de pans entiers du milieu intellectuel
français. Arte semble en effet être le premier annonceur du panorama télévisuel
français dans les salles de cinéma, ce qui montre l’intérêt évident de cette
entreprise.
- Des programmes humoristiques courts destinés à être diffusés à 19h45 sur France 2, case horaire ayant
tellement fait pour l’innovation et la qualité des contenus audiovisuels. La
direction des programmes de France 2 n’étant pas du genre à se reposer sur ses
lauriers, ses nombreux succès récents ne l’empêchent pas de poursuivre ses
efforts de redéfinition de ses contenus. Vous aurez donc régulièrement le
plaisir de découvrir la vie quotidienne d’une nouvelle famille typiquement
française, avec son lot de tracas, mésaventures et bon mots aussi cocasses que
profonds. Excellemment bien réalisés et savamment écrits, ces petits intermèdes
savoureux vous permettront de vous préparer parfaitement à entrer dans votre
film.
Quelques courtes et pénibles annonces publicitaires pour des films à sortir (proche de 0 minutes dans les grands
cinémas populaires sachant répondre aux attentes du public, dépassant parfois
les 5 minutes dans les cinémas d’art et d’essai totalement déconnectés de
celui-ci). Survivance étrange du passé, la
plupart des cinémas français diffusent ainsi encore un nombre variable de ce qu'on appelle vulgairement des "bandes-annonces", afin de
faire patienter le public entre chaque publicité et ne pas lui faire risquer
la surchauffe intellectuelle. S’acharnant généralement à ne comporter qu’un
nombre réduit de placements produits, art subtil n’étant pas à la portée de
tous, elles plongent le spectateur dans un monde informe et incertain où la
portée des messages étant adressée à son cerveau manque souvent de la
simplicité élémentaire nécessaire à son épanouissement spirituel. A la
différence des publicités régies par un idéal partagé de service public, les
bandes-annonces manquent de plus souvent cruellement de but commun ou de lien
entre elles, soulignant par là même leur archaïsme le plus absolu et leur
probable disparition prochaine. On peut
toutefois les distinguer grossièrement en quatre catégories.
- Les mauvaises bandes-annonces de mauvais films. Représentant la plus grande partie des contenus projetés, elles peuvent
paraître attrayantes par la capacité qu’elles offrent au spectateur de se
défouler sur la qualité du cinéma contemporain mais représentent en réalité un
piège sournois, compte tenu de l’incertitude de celui-ci vis-à-vis de l’état d’esprit
des personnes l’accompagnant. Il est donc recommandé de n’exprimer aucune
émotion à leur suite, le jeu étant à double tranchant. Leur fréquence de
diffusion étant par ailleurs généralement inversement proportionnelle à leur
qualité, leur visionnage répété vous permettra de mieux anticiper et maîtriser
cet exercice.
- Les bonnes bandes-annonces de mauvais films. Également assez fréquentes, celles-ci sont les plus dangereuses,
manifestant d’ailleurs par leur caractère mensonger l’infériorité morale évidente vis-à-vis des publicités qui les
précèdent, qui savent elles concilier éthique et qualité. Jouant sur la
probabilité importante que tout mauvais film contienne tout de même 2 minutes
cumulées de moments acceptables, elles démontrent encore une fois la nature
fondamentalement perverse et manipulatrice du cinéma non publicitaire, dénué de
toute autorégulation comme peut l’être l’univers de la publicité.
- Les mauvaises bandes-annonces de bons films. Beaucoup moins fréquentes, elles représentent cependant une partie de la
production, étant généralement le fait de producteurs et réalisateurs considérant
qu’il serait trop facile et peu glorifiant de faire une bande-annonce reflétant
le contenu de leur œuvre, les spectateurs attendant bien sûr une stimulation
intellectuelle d’un autre ordre. Très souvent confondues pour des raisons
différentes avec les deux genres précédents, elles permettent néanmoins aux
réalisateurs concernés de conserver un public confidentiel plus apte à
comprendre leurs aspirations artistiques.
- Les bonnes bandes-annonces de bons films. Anciennement répandues dans certaines régions du globe, elles sont
aujourd’hui en voie d’extinction, le plus probable étant donc que vous n’ayez
jamais l’occasion d’en observer un spécimen de vos propres yeux. On raconte qu’il
fut un temps ou certaines d’entre elles duraient moins de 5 minutes et ne
racontaient pas toute l’histoire d’un film avant de l’avoir vu, mais ces
rumeurs n’ont pas encore pu être confirmées de manière certaine.
Tout ceci étant
dit, il me semble donc évident qu’un spectateur qui se respecte ne peut se
permettre de rater une pré-séance, cette partie étant même parfois plus
bénéfique intellectuellement que le film en lui-même, manquant souvent
cruellement de prédictibilité. Le temps consacré aux bandes-annonces reste
toutefois un problème dont vous devez avoir conscience avant de vous aventurer
dans une salle de cinéma et il peut aussi se concevoir que cette pénible
réalité puisse décourager certains d’entre vous.
Mais s’il est
donc moralement défendable de se priver de la pré-séance et de n’arriver que
pour le début du film, cette attitude pose cependant des soucis logistiques et
peut durablement impacter votre image auprès du reste de la salle, rarement bien
disposée à l’égard des retardataires. Je me pencherais donc prochainement sur l’optimisation maximale de
votre placement dans la salle afin de contourner le mieux possible cet
inconvénient.
Bonne séance d’ici
là.
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