Les vacances de Noël arrivant à grand pas avec leur
cortège de grosses productions familiales provoquant mouvements de foule et
bousculades sauvages où 3000 ans de civilisation semblent s’évanouir en un
instant, vous êtes de plus en plus nombreux à demander mes conseils pour éviter
de vous retrouver irrémédiablement au premier rang tout à gauche, là où il faut
beaucoup d’imagination pour voir ce qu’il se passe à droite de l’écran. Autant
vous le dire tout de suite, la survie dans ce milieu surpeuplé débordant de
vice et de rancœur accumulés pendant une année de frustrations et d’humiliations
au travail ne ressemble à rien de ce que vous aurez peu connaître et assimiler
pendant le reste de l’année. Il vous faudra donc être à la fois méthodique,
résolu et malin. Commençons par une première question ayant toujours donné lieu
à de nombreuses et regrettables polémiques.
Faut-il délibérément se mettre à côté d’un ou d’une inconnue ?
Cette question
qui m’est régulièrement adressée pourrait à première vue paraître grotesque. En
effet, même si le concept d’espace vital a perdu un peu de son attrait
idéologique au tournant du siècle dernier, il est indéniable qu’une grande
partie de l’entreprise de progrès parcourant toutes les civilisations depuis l’Égypte Antique a consisté à gagner le droit d’ignorer et vivre le plus séparé
possible de la foule d’inconnus incommodants vivant à nos côtés et constituant
le reste de la société. L’histoire de l’humanité ayant prouvé avec fracas qu’il
ne faut faire confiance à personne, l’homme occidental moderne a finalement
réussi à mettre en pratique cette fabuleuse utopie constituant aujourd’hui le
ciment de nos sociétés : pouvoir vivre constamment aux côtés de parfaits
inconnus sans avoir la moindre obligation de leur adresser la parole ou même de
reconnaître officiellement leur existence. Nous voici enfin libres, et surtout
tranquilles.
Tout
naturellement, il ne viendrait donc à l’idée d’aucun humain normalement
constitué d’abdiquer ce droit fondamental à vivre en paix à l’heure d’entrer
dans une salle de cinéma. Au moment de s’asseoir au hasard des rangées dans le
premier siège disponible, votre premier instinct sera donc de laisser le plus
d’espace possible entre vous et ces personnes que vous ne connaissez pas et qui
vous veulent probablement du mal, et je ne vous le reprocherais pas.
Mais la vie
n’est pas toujours aussi simple que cette déduction logique et la fréquente
surpopulation des salles en période de fêtes se met hélas souvent en travers de
ce bon sens élémentaire, mettant d’innocents cinéphiles face à un grave dilemme
moral. Présentons les choses de façon méthodique en observant les différentes conséquences
potentielles de ce choix apparemment anodin :
- La logique tristement commerciale régissant le remplissage des salles ignorant le principe d’espace vital minimal nécessaire à l’épanouissement d’un individu, il est généralement admis que l’on peut vendre autant de billets d’entrée qu’il existe de places assistes dans une salle. De ce fait, il paraît tout à fait plausible que votre espace vital finisse par être colonisé par de pénibles retardataires qui prendront un malin plaisir à vous écraser les pieds, renverser votre café et vous faire subir leurs insupportables discussions de retrouvailles, n’ayant bien sûr pas trouvé d’autre moyen pour renouer les liens après six mois que de s’enfermer dans une salle noire entourés de victimes n’ayant pas d’autre choix que de les écouter au comble de l’irritation. Toute remontrance sera alors inutile, sous peine de déclencher un conflit sans commune mesure sonore avec ces quelques apartés certes inadmissibles mais à peu près supportables.
- Cette éventualité n’est pourtant pas la pire, puisque vous aurez dans cette hypothèse encore la chance de garder le bénéfice de votre place chèrement et difficilement acquise. Le monde étant hélas ce qu’il est, il existe pourtant des personnes assez mal intentionnées pour vous empêcher de profiter de ce simple privilège. Attendez-vous en effet à être sollicités à tout moment par un quelconque couple ou groupe vous demandant innocemment de leur abandonner toute votre dignité d’être humain et de vous déplacer juste pour leur permettre de continuer leur discussion en chuchotant pendant toute la séance, gâchant ainsi la séance de toutes les places aux alentours. S’il vous reste bien entendu toujours la possibilité de les regarder droit dans les yeux et de leur signaler votre refus en dévoilant l’égoïsme honteux de leur démarche, cette attitude tout à fait respectable est malheureusement souvent mal vue de vos semblables et pourrait vous exposer à en venir aux mains avec ces insolents. Je ne désapprouve pas du tout ce choix mais il me paraît nécessaire de vous rappeler tout de même que la sécurité du complexe cinématographique vous accueillant risque d’être peu réceptive aux arguments que vous pourrez mobiliser pour vous défendre d’avoir cassé une côté à une femme enceinte et aveugle.
- Mais il se peut aussi qu’aucun importun ne vienne vous provoquer et que vous vous retrouviez en possession du Graal : un espace libre où vous pourrez vous étendre à votre guise et entasser votre lourd manteau et vos accessoires hivernaux d’usage. Dans ce bonheur idyllique, imaginez alors, la séance commencée et l’obscurité tombée sur la salle, qu’un retardataire déboule et se retrouve dans l’impossibilité d’accéder à la dernière place libre des lieux, incapable de distinguer dans la pénombre la configuration de la salle. Deux possibilités dans ce cas. Tout penaud, gêné et effrayé par l’ampleur de la lutte se présentant à lui, l’imprudent retardataire se résoudra peut-être à abandonner toute fierté et à se rabaisser jusqu’à s’asseoir par terre comme un vulgaire animal domestique dans le salon de sympathiques retraités. Mais il se peut aussi qu’il ajoute l’effronterie à la non ponctualité et décide alors de mobiliser tout le savoir-faire du premier pauvre employé lui tombant sous la main et donc contraint de retourner toute la salle pour lui trouver un siège, gâchant ainsi la début de séance du public dans son entier. Étant j’en suis convaincu un humaniste scrupuleux constamment soucieux du bien-être d’autrui, vous ne pourrez alors que vous sentir atrocement coupable de la gêne que vous avez infligé sans le vouloir à un pauvre retardataire victime d’un peu prévisible suicide souterrain ou à toute une salle prise en otage par la folie d’un homme. Incapable de profiter du plaisir de la séance, vous quitterez par conséquent la salle affligé de votre propre inconscience, rongé par le remords.
A la lumière
de ces hypothèses tragiques, le choix le plus sensé semblerait donc logiquement
d’abdiquer votre espace vital et de vous accoler à l’inconnu le plus proche. Ce
n’est en réalité pas aussi simple, pour plusieurs raisons :
- Cet inconnu, n’ayant pas encore lu cet exposé, prendra sans doute ce comportement comme une déclaration de guerre à son encontre et associera probablement pour le reste de la semaine votre visage à celui de l’infamie et de la stupidité gangrénant notre société, prototype de l’individu malfaisant ne vivant que pour importuner ses semblables. Au mieux, il vous regardera simplement de travers, ce qui laissera tout de même une trace indélébile dans votre pauvre cœur fragile.
- Rien ne dit après tout que toutes les personnes présentes dans la salle ne méritent pas votre mépris et votre indifférence les plus absolus, leur statut d’être humain en faisant des créatures naturellement repoussantes. Dans ce cas, vous êtes totalement en droit d’ignorer leur existence et de faire comme bon vous semble. Eux, après tout, ne se soucient pas plus de vous.
- Enfin, il est aussi envisageable que la salle ne se remplisse pas comme une boîte de sardines jusqu’à cette extrémité entraînant les terribles événements déjà décrits. Votre conscience civique sera alors appréciable mais tout à fait incompréhensible du point de vue de votre voisin dont vous avez été forcé d’annexer l’espace vital, celui-ci étant alors encore plus en droit de vous haïr, tandis qu’un changement de place au dernier moment vous ferait carrément passer pour un dangereux psychopathe préparant quelque plan maléfique.
A la
lumière de tous ces faits, je me vois donc dans l’obligation de conclure qu’il
vous est virtuellement impossible de savoir à l’avance quel comportement est le
plus souhaitable à court, moyen et long terme. Je ne peux donc que vous
conseiller de vous en tenir à vos convictions et d’adopter l’attitude qui vous
semble la plus éthique au moment donné. Les plus grands hommes se révélant dans
l’urgence et dans l’adversité, nul doute que vous saurez relever ce défi pour
les plus nobles d’entre vous, ou que vous vous raterez dans les grandes
largeurs pour tous les autres.
Bon courage et
bonne séance.
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