samedi 30 novembre 2013

Courrier des lecteurs : peut-on légalement réserver un siège pour autrui ?



Suite des questions-réponses sur le grand chambardement des fêtes. Il me faut à présent aborder un sujet plus sérieux qui ne pourra cette fois se limiter à d’incertains conseils basés sur de vagues impressions. Soyez donc bien attentifs à chaque détail de l’exposé qui va suivre et n’hésitez pas à vous aider d’un manuel juridique de base ou d’un ami juriste à votre disposition, nous rentrons ici dans l’obscur et méticuleux domaine de la loi.

Est-il légalement acceptable de réserver un siège pour un proche ?


En apparence non.

La France étant un pays républicain régi par l'égalité de tous devant la loi, il n’existe aucun texte juridique encadrant, tolérant ou autorisant cette pratique moralement repoussante. L’irruption du cinéma dans la sphère publique sous la Troisième République ayant forcé le législateur à se pencher au début du siècle dernier sur cette épineuse question, le choix avait alors été fait de n’accorder aucun passe-droit aux contrevenants se rendant coupable de cet acte ignoble. 

Remplis de bon sens et du goût de l’intérêt général, les parlementaires de l’époque avaient alors considéré que celui-ci consistait ni plus ni moins à s’arroger de force une propriété ne nous appartenant pas et la retirant de fait à la jouissance d’autrui pour une visée aussi égoïste qu’anti-républicaine, l’idée de réserver des places pour des individus n’ayant pas fait l’effort d’arriver à temps jusqu’à elles contredisant tous les principes de méritocratie sur lesquelles s’appuie notre société. S’il fallut pour installer la force de la loi emprisonner quelques paysans bretons, alsaciens ou méridionaux illettrés rechignant à la respecter, ces quelques dérapages furent bien dérisoires au regard de la grandeur de l’idéal poursuivi. 

Le fonctionnement d’une société ayant malheureusement ses raisons que la raison ignore, cet équilibre n’a depuis cessé d’être attaqué par les composantes les plus réactionnaires de la société, refusant obstinément l’idée même de progrès contenue dans cette ordonnance et la vidant chaque jour un peu plus de sa substance. 

Si ce texte est donc aujourd’hui toujours légalement en vigueur, forcé hélas de reconnaître qu’il n’est que peu appliqué dans nos villes et nos campagnes, les salles de cinéma s’étant progressivement mutés en de véritables zones de non-droit ou la loi semble ne plus s’appliquer à personne et où les individus les plus mesquins peuvent donc prospérer. 

S’il vous est donc en théorie toujours possible de vous cramponner à la loi de votre pays, une jurisprudence s’est malheureusement installée en parallèle de celle-ci pour constituer aujourd’hui une véritable législation officieuse, honteusement tolérée et même parfois appliquée par les forces de l’ordre et les magistrats de la cour.

Il y aurait beaucoup à dire sur cet état de fait lamentable mais j’ai peur que cela ne vous écarte de la triste réalité. Détaillons donc maintenant les aspects les plus courants et insupportables de cette jurisprudence, auxquels vous serez forcément un jour confrontés :


  1. Un couple a tous les droits. Tout le fonctionnement fiscal et juridique de notre société étant conçu pour le seul bien-être des couples et familles, la salle de cinéma ne déroge pas à cette règle. S’il pourrait sembler logique que des individus passant déjà le plus clair de leur temps contraints à se supporter mutuellement pourraient interrompre un moment cette coexistence épuisante pour profiter d’un rare moment d’épanouissement culturel solitaire, il est en réalité largement admis que tout groupe pouvant justifier de quelconques liens administratifs doit pouvoir disposer de deux places immédiatement voisines, même si cela doit forcer d’honnêtes citoyens à s’installer aux places les plus infâmes. Encore officieuse, cette règle est en passe d’être institutionnalisée aux côtés des allocations familiales et du quotient familial de l’impôt sur le revenu.
  2. Un manteau fait office d’être humain. Comme au terrible temps des colonies, certains êtres socialement dominants aiment parfois à marquer leur territoire en plaçant à leurs alentours divers accessoires vestimentaires sensés symboliser leur droit à disposer de tout territoire qu’ils convoitent. Les exemples de rébellion contre ce type de comportements sont aussi rares que souvent réprimées, les quelques individus bravant de temps à autre cet interdit en prenant place comme si de rien n’était pour refuser d’accepter ce diktat politique étant malheureusement trop isolés pour pouvoir saper le pouvoir de leurs puissants et nombreux ennemis, officieusement soutenus par des vendeurs de billets voyant d’un bon œil cette spéculation immobilière. Apprenez-donc à voir les choses pour ce qu’elles représentent, et non pour ce qu’elles sont : une écharpe peut avoir plus de pouvoir que vous si elle est bien née.
  3. Un individu peut par sa seule présence réserver une rangée entière. Poussant jusqu’au bout et dévoyant totalement le principe de représentation inhérent au bon fonctionnement de notre démocratie, certains groupes n’hésitent parfois pas à envoyer en éclaireur un de leur membres, telle une puissance étrangère s’apprêtant à envahir un pays après qu’un employé d’ambassade leur ait porté un télégramme pour en annoncer le projet. Fondamentalement totalitaire et arbitraire, ce type d’annexions est sans limite, pouvant autant concerner quelques places que des rangées entières ou même la totalité de l’espace disponible s’il le faut. Révélant ainsi leur nature fourbe et malfaisante, ces groupes d’individus se montrent ainsi prêts à exploiter les principes les plus respectables pour les fins les plus malhonnêtes. Inutile de dire que toute contestation légale est dans ce cas aussi inutile que dangereuse, les rapports de forces étant systématiquement en défaveur des plaignants, la force du nombre étant malheureusement au-dessus de la force de la loi.
  4. Il existe théoriquement une limite de temps à cette infamie. Si les entorses à la législation sont constantes, la puissance publique a tout de même pu en partie réguler en apparence ce triste phénomène en passant un compromis officieux avec les lobbys travaillant à la ruine de l’Etat de droit. En échange de l’impunité des comportements présentés plus haut, elle a en effet réussi à imposer une règle élémentaire pour limiter la contagion de l’esprit de jungle en passe de contaminer les salles : interdire les appropriations illégales au-delà de l’heure de début de séance, celles-ci tombant alors réellement sous le coup de la loi. Sorte de ligne rouge entre le tolérable et l’intolérable, cette frontière juridique a cela dit été instaurée en grande partie pour préserver la fiction d’une égalité républicaine entre citoyens, l’Etat Républicain ne s’étant jamais donné les moyens de la faire appliquer réellement. Jouant sur les habituelles confusions procédurières rendues possible par la loi, des légions de juristes mal intentionnés permettent ainsi tous les jours à des délinquants souvent récidivistes d’éviter toute condamnation judiciaire, prospérant sur le crime et la dépravation des mœurs.


Si je suis bien conscient de l’effet sur votre confiance en l’humanité que peut avoir cet exposé particulièrement lugubre et semblant interdire toute espérance aux honnêtes gens, il me semblait toutefois indispensable de sacrifier à cet impératif, la méconnaissance de ces vices ne pouvant qu’affliger encore plus les plus sincères et vertueux d’entre vous. Sachez donc faire profil bas en priant au fond de vous qu’un jour arrive où tous les brigands soient punis à la hauteur de leurs méfaits.

Bon courage et bonne séance

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