jeudi 22 mai 2014

Deux jours, une nuit : Marion chez les Belges

Parce qu’il dévoile le combat d’une femme pour sa dignité avec une intégrité artistique irréprochable, il est évidemment difficile de ne pas un peu voir le dernier film des frères Dardenne comme une tardive suite de Rosetta, qui fit d’eux ce qu’ils sont il y a déjà quinze ans. Porté par Marion Cotillard comme ce dernier l’était par Émilie Dequenne, Deux jours, une nuit est pourtant tout sauf une redite et témoigne d’un cinéma au contraire toujours en mouvement, où maitrise formelle et vérité humaine vont bien de pair.

Oui Marion Cotillard bouffe des glaces le dimanche après-midi dans un parc avec son mec qui l'emmerde comme vous

Comparer Deux jours, une nuit à Rosetta, c’est d’abord comparer deux actrices en apparence à des années-lumière. Quoi de commun en effet entre la alors toute jeune Émilie Dequenne, 18 ans à l’époque et sans aucune expérience au CV, et Marion Cotillard, 38 ans et un CV national et international maintenant long comme le bras ? Bien sûr en partie anecdotique, il n’y a en effet rien à redire sur la performance de Marion Cotillard ici, cette question permet pourtant de signaler d’autres évolutions plus subtiles à l’œuvre dans le cinéma des frères Dardenne, pourtant en apparence si réfractaire aux modes et à l’air du temps.

En dehors du fait qu’on ne filme et scrute forcément pas Marion Cotillard comme on pouvait le faire avec une jeune gamine inconnue de 18 ans, se confondant du même coup complètement avec son personnage, l’arrivée de Marion Cotillard dans le cinéma des Dardenne semble en effet aller de pair avec une certaine respectabilité, qui tranche un peu avec cette forme de sauvagerie qui habitait la plupart de leurs précédents films.

Esthétiquement d’abord, Deux jours, une nuit est un film plus lumineux, et un peu plus policé que ce à quoi nous avaient habitué les Dardenne par le passé. Moins sujette à la tremblote, leur caméra se fait ainsi un peu moins chaotique, même si leur capacité à s’attarder sur les visages et les corps reste bien sûr une de leurs indéfectibles qualités. Pas d’enfant sauvage à filmer cette fois, d’où une réalisation au final un peu plus classique, les Dardenne semblant garder avec Marion Cotillard une certaine distance qu’ils n’avaient pas forcément en filmant Emilie Dequenne il y a quinze ans. 

Une distance intéressante car plus qu’une forme de respect envers leur prestigieuse actrice, celle-ci est peut-être surtout le signe d’un univers social différent de leurs canons habituel.

Forcé en effet de constater que les Dardenne nous emmènent ici un peu moins loin dans l’anéantissement et la désocialisation que ce qu’ils avaient pu faire par le passé. On n’est bien sûr toujours loin du conte de fées et clairement dans une chronique de la misère sociale, mais leur Sandra a tout de même quelques dernières attaches, familiales et amicales, qui lui permettent de ne pas complètement sombrer dans le néant existentiel. Loin d’être un défaut, ce renouvellement de leur univers permet au contraire aux Dardenne d’explorer intelligemment la frontière entre société et exclusion en choisissant cette fois de montrer l’autre côté du gouffre, là où l’on n’est pas encore tombé mais où l’on aperçoit quand même le fond. Après avoir longtemps filmé ceux qui n’ont rien, et quelque part rien à perdre non plus, ils filment là ceux qui n’ont pas grand-chose de plus, mais doivent s’accrocher comme des forcenés pour ne pas le perdre. Résonnant tristement avec l’actualité du déclassement social du Nord industriel, ce choix montre avec éclats leur capacité à s’adapter à leur matériau de base, à savoir une société elle-même en constante évolution, signe d’une acuité artistique toujours aussi fine qu’à leurs débuts.

Car au-delà de ces bienvenus ajustements de fond et de forme, Deux jours, une nuit garde en lui toute l’intelligence habituelle des frères Dardenne, qui continue de s’exprimer plans après plans avec une simplicité apparente désarmante. Simple seulement en apparence effectivement car derrière ses aspects rugueux, quoique moins que d’habitude, le dernier né de la fratrie porte en lui une maitrise cinématographique toujours bluffante. Parfaitement séquencé et refusant toujours l’accessoire, ce Dardenne a comme de coutume la même foi dans ses longs plans séquences, d’où finit  toujours par émerger la vérité à force de filmer les visages et les gestes. Dénué de bande son, autre habitude de la maison, leur film a assez de force en lui-même pour ne pas s’imposer, laissant le spectateur s’approprier complètement le drame en cours devant lui.

En-dehors de cette démonstration technique, la réussite de Deux jours, une nuit est aussi celle d’un scénario qui pourrait au premier abord apparaître un poil répétitif et lassant, mais en réalité très malin et plein de ressources. En filmant Marion Cotillard devant aller un par un à la rencontre de ses collègues pouvant seuls la sauver du licenciement, les Dardenne s’offrent en effet deux redoutables possibilités. D’une part, filmer la résignation, la détresse et l’écœurement de leur héroïne face à un tâche la dépassant complètement et agitant constamment devant elle le spectre de son impuissance. D’autre part donner à voir une formidable étude de caractères par le biais de cet épatant kaléidoscope de réactions, qui sait assez éviter l’angélisme pour résonner juste.

Dans cette justesse, une grande part du mérite revient comme d’habitude également aux Dardenne dont la direction d’acteurs est en tout point remarquable, et qui ont décidément toujours le don de tirer la part de vérité nécessaire de chaque acteur présent au générique, qu’il soit présent 30 secondes ou 40 minutes à l’écran. Une part de cette réussite revient aussi bien sûr, j’y viens enfin, à Marion Cotillard qui a su se donner complètement, corps et âme, à l’œil des frères Dardenne. Allant très loin dans la composition de son personnage, avec notamment un travail sur la voix remarquable, elle sait très vite faire oublier sa propre aura pour n’être plus que Sandra, dont la fébrilité est la véritable pulsation du film. 

Lumineuse dans un rôle pourtant d’emblée peu gratifiant, c’est peut-être aussi elle qui inspire finalement aux frères Dardenne des tons moins sombres, et un discours au final plus optimiste qui semble suggérer que combattre c’est déjà en partie retrouver sa dignité. 

Magie d’une rencontre entre deux univers apparemment antinomiques, une reine des paparazzis et les chantres d’un cinéma social intransigeant, Deux jours, une nuit est en cela la preuve que le cinéma peut encore produire autant de beauté qu’il veut quand il s’en donne les moyens.

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Note : 9 (Barème notation)

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